Joseph Kessel, Les Mains du miracle, 1960
Prologue
Himmler s’est suicidé près de Brême, en mai 1945, au cours de ce printemps où l’Europe ravagée, suppliciée, connut enfin la délivrance. Si l’on compte seulement les années, cette époque est encore proche de nous. Mais tant d’événements, depuis, se sont accumulés, et si graves, qu’elle semble déjà très lointaine. Déjà, toute une génération est là, pour qui les temps maudits ne sont que souvenirs vagues et brouillés. Et, au vrai, même pour ceux qui ont subi en pleine conscience, en pleine souffrance, la guerre et l’occupation, il devient difficile, sans un grand effort intérieur, de ressusciter, dans toute son étendue, le terrible pouvoir dont Himmler disposait alors. Qu’on y songe... Les armées allemandes occupaient la France, la Belgique et la Hollande, le Danemark et la Norvège, la Yougoslavie, la Pologne et la moitié de la Russie d’Europe. Et Himmler avait, dans ces contrées (sans compter l’Allemagne elle-même, l’Autriche, une autorité absolue sur la Gestapo, les formations S.S., les camps de concentration et jusque sur la nourriture des peuples captifs. Il possédait sa police et son armée personnelles, ses services d’espionnage et de contre-espionnage, ses prisons tentaculaires, ses organismes d’affameurs, ses immenses terrains privilégiés de chasse et d’hécatombe. Il avait pour fonction de surveiller, traquer, museler, arrêter, torturer, exécuter des millions et des millions d’hommes. […]